La communication des patrons, entre silence et prise de parole excessive.
Effet toc et langue de
coton. Communiquer, non seulement auprès de ses actionnaires, mais aussi à l’ensemble des « parties prenantes » est une obligation pour tout président de grande société. D’autant
plus qu’il est bien connu que l’on n’aime pas celui que l’on ne connait pas, et que la rumeur s’installe dans le vide de communication. Mais également que, selon la règle des trois L – Lèche,
lache, lynche -, medias et opinions publiques peuvent vite brûler ceux qu’elles auront trop encensés. La communication d’un dirigeant doit donc trouver son juste équilibre entre silence et
prise de parole excessive, effet toc et langue de coton, sans confondre notoriété, image et réputation.
Jusque dans les années 1980, les chefs d’entreprise se caractérisaient par leur discrétion. Et étaient critiqués pour cela. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, certains sont sortis de leur réserve. Les médias ont commencé à consacrer des rubriques à la vie des entreprises, des titres économiques grand public ont été créés. Les chefs d’entreprise ont commencé à faire la une de magazines réputés : “L’entreprise était sublimée. Les chefs d’entreprise sont devenus les héros des temps modernes. Les patrons ont cru qu’il leur fallait s’exposer partout”, se souvient Stéphane Billiet, président de Hill & Knowlton. Le chef d’entreprise n’était plus défini comme un manager mais comme un leader dont les qualités reposaient sur son charisme. La figure du dirigeant était gérée comme une marque et il misait en bloc sur son image, jusqu’à se mettre en scène dans des spots publicitaires. Mais cette stratégie a vécu, vaincue par un contexte sociétal en crise qui réclame plus de sens. Et parce qu’elle a ouvert la boîte de Pandore dans une société exigeante en termes de transparence, et donc fragilisé la position du dirigeant. Le chef d’entreprise doit dès lors s’interroger sur sa contribution, en veillant à penser son discours et sa manière de faire.
A la recherche du sens perdu
La refondation de la principale organisation patronale, le Centre national du patronat français (CNPF) en Mouvement des entreprises de France (Medef), après l’échec ressenti des négociations
sur les 35 heures, s’est accompagnée d’une volonté de communiquer sur le sens du travail en entreprises. “Aujourd’hui, les temps sont à la recherche de conscience. Cela ne peut passer
uniquement par l’image, qui renvoie à une idée émotionnelle”, explique Stéphane Billiet. Cette tendance coïncide avec le développement d’un angle nouveau, celui de la moralité dans les
affaires, que l’on pense par exemple aux développements sur les salaires des patrons ou aux “parachutes dorés”. Il est intéressant de noter que les patrons les plus durement attaqués sont
également souvent ceux qui se sont mis le plus en scène à la belle époque du patron star. Pour Marc Chauchat, directeur général adjoint de TBWA Corporate, le résultat est alors que “nous
entrons dans une nouvelle ère”, celle où la communication ne tient plus à l’image d’un produit mais à la valeur diffusée.
Après les shareholders, les stakeholders
Traditionnellement, l’objectif du chef d’entreprise était surtout de satisfaire l’actionnaire, le fameux “shareholder” de Milton Friedman, dans une vision verticale de la communication de
l’entreprise. Mais dans une société de la transparence où tout se sait à un moment ou à un autre, l’entreprise se retrouve dans un écosystème où tous les acteurs interagissent (actionnaires,
clients mais aussi ONG, presse, etc.). “Ils ont des liens avec l’entreprise mais aussi les uns avec les autres. Cela signifie que le dérèglement de la relation avec l’un peut avoir des
conséquences sur les autres. L’environnement peut donc rapidement devenir hostile”, explique Ludovic François, professeur à HEC et directeur de la Revue Internationale de l’Intelligence
Economique. Ce changement a notamment été théorisé par R. Edward Freeman avec la figure des “stakeholders” ou parties prenantes. Celles-ci ont accès à de plus en plus d’informations, qu’elles
communiquent plus aisément, notamment par le biais d’Internet. “Le Web est très évolutif. N’importe qui peut dire n’importe quoi. Ce qui importe y est le référencement de l’information, pas
sa véracité. Même si l’information n’est pas avérée, elle aura un impact, selon le principe de la contagion numérique. A partir d’une masse critique d’informations négatives, l’influence sur
les gens sera négative”, ajoute-t-il. La réputation produite par l’information disponible est dès lors un enjeu majeur pour l’entreprise. “Si la réputation est mauvaise, la négociation sera
plus difficile.” Et quand la distance est trop forte entre l’information disponible, donc la réputation, et la communication, le risque est de décevoir et de diminuer la valeur immatérielle
de l’organisation, avec des répercussions possibles sur ses cours en Bourse ou sa capacité à attirer les talents. Dans ce cadre, la politique du groupe peut jouer un rôle de frein. “Nous
sommes dans un environnement global qui fait qu’une communication locale peut avoir un effet global, en particulier sur les cours de Bourse. La réaction a donc été de centraliser la
communication”, précise Antoine Bèbe, coach, fondateur de Hub consulting et intervenant au Collège de Polytechnique. La dimension interne n’est pas non plus à négliger, car les salariés
lisent les journaux et ont connaissance des informations disponibles sur Internet. Une bonne communication de la part du chef d’entreprise permet de non seulement de motiver les
collaborateurs mais également de développer un sentiment d’appartenance et de fierté.
Plus capitaine qu’ambassadeur
“Le chef d’entreprise est un élément indispensable pour créer un lien avec tous les publics”, souligne Marc Chauchat. Car “le chef d’entreprise est indissociable du capital corporate. L’image
du dirigeant représente 50 % de l’influence sur la confiance que les publics placent dans l’entreprise”. Il ne s’agit pas pour lui d’être expert dans tous les domaines mais de donner un cap.
“L’opinion a besoin de repères, surtout en temps de crise. Quand l’année dernière Franck Riboud a interpellé l’opinion afin de repenser l’entreprise dans son écosystème, il a donné des
repères à l’opinion qui avait besoin d’être rassurée”, ajoute-t-il. Il ne s’agit en effet pas pour le chef d’entreprise de se cantonner à une vision commerciale, mais d’incarner une vision
pour laquelle il doit aller au-delà des problématiques propres à son entreprise. En ce sens, le chef d’entreprise est un ambassadeur. Mais il ne doit pas non plus oublier qu’ “il est avant
tout le dirigeant de l’entreprise. Cela signifie de toujours privilégier l’interne par rapport à l’externe. Avant de communiquer à l’extérieur, la parole doit d’abord être distribuée en
interne”, conseille Catherine Blondel, coach et psychanalyste, co-auteur de Profession PDG avec Olivier Basso.
Entre silence et prise de parole,
image et réputation
Plusieurs écueils guettent le chef d’entreprise : de trop jouer sur sa notoriété, ou a contrario de rester silencieux, et enfin de confondre ses intérêts
avec ceux de l’entreprise. Trop jouer sur l’image est dangereux car elle implique des émotions et la relation affective est compliquée. “Ceux qui s’y sont essayés se sont ramassés (Tapie,
Messier). L’opinion peut aussi facilement aimer que détester. Etre aimé n’est pas le plus utile, cela flatte juste l’ego. Le fait d’être connu n’a aucun intérêt en soi”, remarque Ludovic
François. Louis Gallois est pour lui un bon exemple d’une communication optimisée. “S’il était égocentrique, il aurait les moyens d’être très médiatisé. Mais il se cantonne aux informations
utiles pour les parties prenantes.” Construire sa notoriété, ce n’est pas faire feu de tout bois. Au contraire, elle se construit sur le long-terme, dans la récurrence. Bien sûr, un chef
d’entreprise peut parfois avoir un besoin urgent de notoriété, par exemple pour lever des fonds. “Il agira alors sur l’image, plus éphémère. On peut gérer une image et une réputation en même
temps mais le problème est de ne jouer que sur l’image, car un grain de sable suffit à la détruire”, précise Stéphane Billiet. A l’inverse, “l’adage “pour vivre heureux, vivons cachés” n’est
vrai que jusqu’au jour où on vous fait sortir du bois, jusqu’au moment où il y a un problème”, ajoute-t-il. Dans un contexte où tous les faits sont épiés et décortiqués, l’opinion demande des
comptes. Mieux vaut anticiper. Mais avec perspicacité. “Dans ces conditions, le chef d’entreprise doit prendre la parole car la nature a horreur du vide”, explique Marc Chauchat. Le risque en
cas de silence est bien de laisser le champ libre à toutes les suppositions et à tous les fantasmes. Les considérations sur l’ego ne sont pas vaines. Le grand danger est la confusion entre la
personne de l’entreprise qu’elle dirige, car l’un risque de nuire à l’autre et vice versa. Cette confusion peut contribuer au meilleur, dans le cas de Steve Jobs par exemple. Mais aussi au
pire, si l’on se réfère au cas le plus emblématique, Jean-Marie Messier. Catherine Blondel l’appelle “l’effet Louis XIV”, où “l’Etat c’est moi”. Difficile de freiner ce mouvement que les
médias incitent. “Ainsi, Daniel Bouton est-il devenu l’incarnation de tous les problèmes de la Société Générale. A trop personnaliser, on s’expose à devenir un bouc émissaire du jour au
lendemain pour tous les problèmes de l’entreprise”, précise-t-elle. D’un autre côté, ne pas du tout personnaliser sa communication est également une source de nuisances. “Souvent les
dirigeants hésitent à faire de la communication personnelle car ils ont peur que cela s’apparente à de l’abus de bien social. Il faut les décomplexer”, plaide Ludovic François. Car ils ne
doivent pas oublier qu’ils incarnent l’organisation dont ils sont l’ambassadeur. “Une communication neutre a peu d’impact. Il faut que le patron ait une vie autonome, avec un discours de
fond. Comme Pierre Kosciusko-Morizet. Et sur un plan personnel, si le dirigeant change d’entreprise, cela peut être compliqué pour lui s’il n’a pas d’existence propre.”
Une contribution à la sphère publique
La quête de sens du public incite les chefs d’entreprise à participer plus activement aux débats qui agitent la sphère publique. Il
est révélateur que le Medef, comme d’autres organisations patronales, ait créé une commission “Entrepreneurs, entreprises et société” avec pour objectif de “favoriser l’implication des
entrepreneurs dans les grands sujets sociétaux”. Les enjeux de l’entreprise sont devenus des questions de société, et vice versa. Que l’on pense aux problématiques liées aux discriminations,
au développement durable ou aux risques sanitaires. “Le chef d’entreprise ne doit pas négliger l’aspect politique. Quel est son rôle dans la société ? A quoi veut-il contribuer ? ”, telles
sont les éléments que balaie Antoine Bèbe avec les dirigeants qu’il coache. “Le dirigeant doit prendre conscience de l’impact de ses propos. Cela implique qu’il maîtrise son système de
valeurs et qu’il sache à quoi il veut contribuer.” Concrètement, cela signifie choisir ses interlocuteurs en fonction de ses objectifs : titres de presse et instances appropriés. “Quand je
conseille un chef d’entreprise, je regarde d’abord s’il rencontre régulièrement les journalistes et ONG de son secteur, ainsi que les autorités administratives”, explique Stéphane Billiet.
Selon ses valeurs, on lui conseille également de refuser certaines interviews. “Est-ce bien qu’un dirigeant vienne à une émission de variétés et participe aux jeux du cirque ? Il ne répond
alors par forcément à ce qu’on attend de lui. En plus, comme dans les jeux du cirque, il y a des archétypes comme le méchant et il risque d’être ce personnage dans le scénario de l’émission.
Il y a des mises à mort, c’est ce qui fait le spectacle. Où est l’information ? Où est le spectacle ?”, s’interroge Antoine Bèbe.
Rester à sa place
Finalement le chef d’entreprise signe un contrat implicite avec les parties prenantes de son entreprise quand il accède à son poste. Il en est le guide et doit se conformer aux attentes qu’il
suscite. D’ailleurs, “selon l’Observatoire de la réputation, créé par Jean-Pierre Piotet, les patrons qui inspirent le plus confiance ne sont pas les plus connus mais ceux qui sont à leur
place”, souligne Stéphane Billiet. En 2009, le dirigeant du CAC 40 avec la meilleure réputation selon cet organisme était Xavier Fontanet, PDG d’Essilor. Qui ne risque pas de poser en
couverture de Paris Match avec des chaussettes trouées. Pourtant, “certains dirigeants pensent qu’il faut parler cool, jeune. C’est très irritant. Il est délétère de parler à un autre niveau
que celui attendu. Il faut que cela sonne juste dans la bouche du chef d’entreprise. Je pense à un discours de Laurence Parisot qui était complètement à côté du sujet”, constate Catherine
Blondel. Si l’on se réfère aux théories issues de la programmation neuro-linguistique (PNL) ou de l’analyse transactionnelle (AT), très utilisées par les coachs, il faut faire attention au
respect du “contrat” signé avec le public, au risque de provoquer incompréhension, voire rejet. Cela est particulièrement vrai avec les médias, producteurs de grilles de lecture cruciales
dans une société de la transparence. “Les dirigeants sont imprégnés de préjugés et de méfiance. Cela les conduit à ne voir les journalistes que comme des caisses enregistreuses. Je leur
conseille de ne pas forcément chercher la connivence mais de respecter la position de chacun. Chacun son métier. Mais j’ai du mal à me faire entendre sur ce sujet. Il est pourtant maladroit
de vouloir relire un article et de le corriger complètement. On doit s’attendre à ce que sa parole soit interprétée, c’est normal. Si on n’assume pas sa parole, on ne parle qu’à soi-même”,
souligne Catherine Blondel. Et puis, parfois, rester à sa place signifie aussi savoir partager la parole avec d’autres représentants de l’entreprise. “Le risque augmente quand la
communication est resserrée sur le dirigeant : on le surexpose et on ne donne pas à voir toute la réalité de l’entreprise. Un patron ne peut pas être expert sur tout”, remarque Marc Chauchat.
“Didier Lombard a péché par une absence de réflexion sur qui prenait la parole et comment”, constate Catherine Blondel.
Le contenu du message,
mais aussi son expression
La maîtrise de son message nécessite de faire attention à la fois à la technique utilisée et au contenu. Cela passe d’abord par la définition d’une stratégie sur le long-terme.
“Etymologiquement, la réputation est un examen, une appréciation. Elle se construit dans la récurrence. “La répétition fait la réputation”, disait Marcel Bleustein Blanchet, fondateur de
Publicis”, expose Stéphane Billiet. La stratégie la plus conseillée est de doser la prise de parole, “afin de ménager la rareté. Il faut lui conserver son caractère premium et générer une
attente”, propose Marc Chauchat. Au niveau technique, maîtriser sa communication peut passer par un entraînement à l’expression orale, à la gestion des silences ou par des cours de diction.
Au niveau du contenu, il s’agit de travailler sur les angles et les slogans. “C’est important car souvent les dirigeants sont pris dans leur sujet et ne se rendent pas compte de ce qui est
compréhensible ou intéressant pour le public. La communication orale demande d’ailleurs un grand travail de simplification, qui peut être frustrant au départ”, souligne Antoine Bèbe. Enfin,
en termes stratégiques, l’essentiel est la cohérence du discours et de son lien avec la réalité. Car “le mensonge finit par se retrouver et laisse une trace”, prévient Ludovic François. Oui
au storytelling, mais seulement s’il se fonde sur la réalité.
« L’effet toc” et la “langue coton”
Catherine Blondel appelle “l’effet toc” le formatage des discours. “Dans les années 1980 ou 90, on savait parfois qui avait formé qui car la structure du discours était la même. Les agences
de communication ont une grande influence sur le contenu. Ils apportent un discours compacté qui fait certes gagner du temps aux journalistes mais il s’agit tout le temps des mêmes réponses”,
ajoute Antoine Bèbe. En cause donc : “La langue coton qui consiste à nier l’évidence. On repère immédiatement la personne qui a été entraînée à répondre systématiquement à côté”, accuse
Catherine Blondel. “Il faut bien sûr apprendre à ne pas ciller ou sautiller sur son siège, mais de là à employer cette langue vide de sens et d’articulation… Mieux vaut se taire. Certains
usages de la langue indisposent en effet le public. Apprendre par cœur ne peut tromper personne.” Dès lors, développer son style personnel est une nécessité. Pour cela, il faut redonner
confiance au chef d’entreprise. “De nombreuses agences jouent sur le drame et la peur : une erreur et vous êtes foutu. Ils proposent de véritables entraînements commando. C’est
contre-productif car cela crée des traumatismes et des résistances”, constate Antoine Bèbe. Mais n’est-ce pas là la contrepartie de l’information spectacle, que certains dirigeants ont
encouragée, et qui les met sur la défensive ? Au contraire de la tendance au formatage, il n’y a bien entendu pas de solution unique. Tout dépend du secteur d’activité, de la personnalité du
chef d’entreprise ou de sa situation juridique. Ainsi, “dans le secteur des nouvelles technologies, le choix de consacrer un maximum de temps à la relation presse est assez répandu. C’est à
la fois bien, car cela réincarne l’entreprise dans le monde réel, mais le risque est que le dirigeant n’ait plus assez les mains dans le cambouis”, remarque Marc Chauchat. A l’inverse, dans
l’industrie, la tradition est plus à la discrétion. La production vient en premier lieu. “C’est aussi un choix personnel. Certains ont plus envie que d’autres de participer au débat public”,
estime Antoine Bèbe. Mais cela est plus ou moins possible en fonction de sa position. “Un dirigeant propriétaire peut se permettre plus de choses, comme Michel-Edouard Leclerc”, rappelle
Catherine Blondel. Ce n’est pas un hasard si les précurseurs en matière de communication multimédia sont des entrepreneurs propriétaires comme Michel-Edouard Leclerc, justement, avec son
blog, ou Richard Branson sur Twitter. De même, leurs engagements politiques ou sociaux sont souvent plus affirmés.
Par Marine Mizrahi