Interview
Spécialiste des questions d’influence dans l’environnement économique, Ludovic François nous explique à l’occasion de la sortie de son dernier livre, qu’il a codirigé avec le professeur Romain Zerbib, Influentia, la référence des stratégies d’influence (éd. Lavauzelle), comment notre quotidien est en permanence « sous influence ».
HBR : Qu’est ce que l’influence ?
Ludovic François : Le mot vient du latin influentia. A l’origine, il désigne une action attribuée aux astres sur la destinée des hommes : un écoulement invisible modifiant l’avenir de chacun. Selon Robert Dahl (ancien professeur de sciences politiques à l’Université Yale, décédé en 2014 à 98 ans, NDLR), l’influence se matérialise lorsque « les desiderata ou les intentions de l’un agissent sur les actions de l’autre ». Très souvent, le processus est involontaire. Chacun d’entre nous a connu, par exemple, des personnalités, amis, enseignants, stars médiatiques et autres qui ont modifié sa façon de voir les choses. Ainsi, un adolescent qui va adopter la coiffure d’un Justin Bieber va être sous influence, sans pour autant que la star ait mis en place une méthode pour lancer une mode capillaire. Cependant, ces phénomènes mêlant séduction et conviction peuvent être instrumentalisés intentionnellement par la mise en place de stratégies visant à obtenir le consentement de cibles précises. L’influence s’inscrit alors dans une relation de pouvoir invisible, une capacité, selon les termes de François-Bernard Huyghe, spécialiste de l’information et de la stratégie, « de gagner une emprise sans rien donner en échange, ni récompense, ni menace ». Dans notre ouvrage, nous nous intéressons aux stratégies d’influence. C’est à dire aux actions organisées pour orienter de manière invisible les perceptions et in fine les actions d’individus ou de groupes sociaux.
HBR : Selon vous, nous serions tous sous influence…
LF : Oui. C’est la nature même des relations humaines. Dès le jour de notre naissance, nos parents orientent notre perception du monde. Au-delà de cette dimension interpersonnelle, la création de sens est devenue une industrie avec ses professionnels et ses techniques. Nous sommes en permanence la cible de messages prémâchés par des industriels de la perception. Il n’y a pas une seule journée sans que nous soyons bombardés de multiples messages préparés pour orienter, par intérêt, nos perceptions. Les publicitaires agissent de manière transparente en diffusant des messages dont l’origine ne fait aucun doute. Ce qui est plus insidieux ce sont les campagnes de relations publiques préparées par des spin doctors qui façonnent notre représentation du monde. Ainsi, tel ou tel personnage politique ou chef d’entreprise a souvent une équipe qui lui prépare des « éléments de langage ». Lors d’une campagne politique, l’orientation sécuritaire ou sociale du programme n’est malheureusement plus dictée par une vision de l’intérêt général et de l’avenir collectif. Il s’agit le plus souvent de répondre à une demande d’un segment de l’électorat en vue d’obtenir des voix. Cela nous semble dangereux pour la démocratie car ce qu’avait décrit Edward Bernays, le père des relations publiques, qui avait prédit l’émergence d’un gouvernement de l’invisible est en train de se réaliser. Pour lui, il s’agissait d’un outil permettant aux élites de gouverner en s’affranchissant des exigences de la population qu’il considérait comme incapable de prendre l’avenir collectif en main. En fait, le gouvernement de l’invisible est selon nous la prise de pouvoir de la communication sur le politique avec l’émergence d’un discours, non pas pragmatique et efficace, mais seulement destiné à accéder et à se maintenir au pouvoir.
HBR : Sommes-nous manipulés par ces communicants ?
LF : Oui et non. Bien sûr, des forces puissantes cherchent à nous mettre sous contrôle. Cependant dans notre société de l’information, ces forces sont nombreuses et contradictoires. Reprenons l’exemple d’une campagne électorale, toutes les ficelles des propagandistes sont utilisées : l’émotion pour neutraliser le sens critique, les exemples anecdotiques que l’on transforme en vérité universelle, l’anathème par l’utilisation de leviers de rejet en traitant l’autre de fasciste pour le discréditer, l’achat des voix en promettant pour le plus grand nombre une baisse des impôts ou de nouvelles aides sociales, etc. Nous sommes certes la cible de ces propagandistes. L’analyse optimiste serait de dire que notre raison permet de faire le tri et que ces affrontements informationnels nous permettent d’instruire toutes les questions à charge et à décharge. La version pessimiste serait de se dire que ce sont les plus habiles manipulateurs qui réussissent à imposer leur point de vue.
HBR : Dans votre livre, vous parlez beaucoup de la puissance des marques. Sont-elles des outils de manipulation ?
LF : Les marques sont en effet devenues très puissantes. J’aurais tendance à dire qu’elles se sont imposées comme l’avait prédit Naomi Klein dans son livre No Logo. Les marques sont des outils de reconnaissance des produits permettant aux consommateurs d’évaluer les produits proposés. Elles ont donc un rôle positif. Cependant, la toute puissance de la communication pour produire du sens aboutit à un résultat surprenant : dans certains cas les marques sont devenues plus importantes que le produit lui même. Par exemple, des adolescents achetant des tee-shirts ne se préoccuperont pas de la qualité du produit en lui même, mais seulement de la signification qu’il véhicule. Ils seront mêmes prêts à acheter très cher un produit médiocre s’il fait « cool ». Regardez par exemple l’industrie du luxe qui se développe par acquisition des marques réputées pour leur qualité dont on délocalise ensuite la production afin de réduire les coûts et de facto la qualité, tout cela pour investir davantage en communication et… multiplier les prix par deux ou trois. Et cela fonctionne. Bref proposer des produits moins bons, plus chers, car plus aspirationnels attire davantage de consommateurs. Nous pouvons nous interroger si cela est la résultante d’une société de l’abondance dans laquelle il faut se distinguer pour exister ou d’une grande efficacité des procédés manipulatoires de l’industrie de la communication.
HBR : Quelles sont les conséquences de l’omniprésence de cette « industrie de la persuasion » ?
LF : Curieusement, sur le plan politique, la mainmise de l’industrie des relations publiques aboutie probablement à une uniformisation de la pensée. En effet, le calibrage des messages est toujours fait selon des critères précis avec la mise en avant de bons sentiments et le bannissement des approches pragmatiques. La générosité apparente et l’émotion prévalent sur tout. Depuis une vingtaine d’années, le politiquement correct est devenue une norme dont on ne peut plus sortir sous peine d’être sanctionné par une autre industrie : celle des medias. « La police de la voierie morale » constituée de personnalités médiatiques et de certains journalistes s’en prend immédiatement aux contrevenants en soulignant « un dérapage » ou « une sortie de route ». Concrètement, je pense qu’au final cette uniformisation des discours prémachés par les « spin doctors » a abouti à tuer la chose politique en empêchant les responsables de notre avenir collectif d’aborder avec pragmatisme les vrais problèmes. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une grave crise collective car les Français demandent des mesures efficaces alors que « cette police de la moralité » enferme nos responsables dans des discours lénifiants. Il faut reconnaître que les sanctions médiatiques sont lourdes avec de véritables lynchages à la petite phrase. Ce phénomène n’est pas seulement une conséquence de l’irruption de la communication dans la sphère politique. C’est aussi et surtout les exercices de style de toute cette industrie de la création de sens dans un environnement hyper médiatisé. Regardez, par exemple, toutes les entreprises ont désormais des politiques dites de responsabilité sociale. Ce concept relève hélas souvent davantage d’une posture médiatique que d’une réalité concrète. Mais il s’agit d’un exercice de style imposé. Peu importe si cela est bien ou non. Simplement, la conséquence est que toutes les entreprises doivent communiquer sur les questions environnementales et sociétales avec évidemment un impact sur le monde qui nous entoure. Dans le même registre, dans les crises, tous les messages sont prémâchés selon un plan précis. Gare à celui qui s’en échappe et qui ne respecte pas l’exercice de style. Il est important d’exprimer de la compassion et de l’émotion à un « instant t » même si les faits sont encore très flous…
Propos recueillis par Gabriel Joseph-Dezaize